Le pourboire à la croisée des chemins

Le pourboire à la croisée des chemins

Photomontage: Marilyne Houde

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Le pourboire à la croisée des chemins

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Dans bon nombre d’établissements gastronomiques, le pourboire est une source de revenus non négligeable pour les salariés. Évolution des pratiques, dématérialisation, obligations des employeurs, nous vous proposons un état des lieux avec deux experts : Aude Milliat-Frèrejean, avocate spécialisée en droit du travail, et Franck Trouet, délégué général de l’organisation patronale GHR. » Par Adeline Glibota

La loi Godard

La loi du 19 juillet 1933, dite « loi Godard » relative au contrôle et à la répartition des pourboires, rend obligatoire le reversement par l’employeur de la masse des sommes encaissées « pour le service » entre les différents membres du personnel en contact avec la clientèle.
« Dans les hôtels, restaurants, cafés, brasseries et généralement dans tous les établissements commerciaux où existe la pratique du pourboire, toutes les perceptions effectuées “pour le service” par tout employeur sous forme de pourcentage obligatoirement ajouté aux notes des clients ou autrement, ainsi que toutes sommes remises volontairement par les clients pour le service entre les mains de l’employeur, ou centralisées par lui, doivent être intégralement versées au personnel en contact avec la clientèle et à qui celle-ci avait coutume de les remettre directement. »

Pour ce chef triplement étoilé, chez qui les pourboires peuvent atteindre des sommets, ils constituent une incitation à l’excellence pour ses collaborateurs : « Offrir la meilleure qualité possible pour donner envie aux clients de revenir, les fidéliser par l’excellence et en être remerciés par un pourboire généreux les motive. Quand la maison est en pleine saison et tourne bien, ils ne veulent pas qu’on ralentisse : ils deviennent presque des chefs d’entreprise et on suit le même rythme tous ensemble. Il n’y a plus uniquement le salarié et le patron mais une dynamique commune. »
De l’avis général, le montant des pourboires est largement conditionné à la nationalité du client et aux pratiques en vigueur dans son pays d’origine. « D’un mois à l’autre, pour un chiffre d’affaires identique, les pourboires peuvent doubler selon les nationalités des clients », relate notre témoin. Dans tous les témoignages recueillis, la palme des pourboires les plus élevés revient souvent aux voyageurs en provenance des États-Unis, chez qui le service n’est pas inclus dans l’addition et qui ont donc l’habitude de laisser entre 10 et 30% de pourboires, selon les estimations.

L’essor des pourboires par carte bleue
Tous les chefs interviewés, du restaurant bistronomique à l’établissement triplement étoilé, partagent le constat d’un essor des pourboires dématérialisés, celui-ci accompagnant naturellement l’explosion des paiements par carte bleue.
Le législateur a donc tranché, sur une décision du Président Macron, annoncée en septembre 2021 lors du Sirha : depuis le

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1er janvier 2022, les pourboires versés par les clients en carte bleue étaient exonérés de charges sociales et fiscales. Trois conditions avaient été posées pour encadrer la mesure : elle ne concernait que les salariés en contact avec la clientèle ; les pourboires ne pouvaient pas représenter plus de 20% de leur rémunération totale ; et elle était destinée aux salariés dont la rémunération n’excédait pas 1,6 Smic. Cette mesure avait pour objectif de répondre à la pénurie de main-d’œuvre dans le secteur de la restauration, en favorisant l’attractivité des métiers. Ces revenus, traçables, devaient donc faire l’objet d’une déclaration par les salariés : ces sommes étaient intégrées au revenu fiscal de référence, sans être soumises à l’impôt. Comme le souligne le GHR (voir interview ci-dessous), cela présentait l’avantage pour les salariés d’augmenter leur revenu de manière officielle et donc d’être pris en compte pour la location ou l’achat d’un logement, par exemple.

Mise en place en 2022, la mesure a pris fin le 31 décembre 2024, du fait de la période d’incertitude institutionnelle que nous connaissons. Parmi ses conséquences très concrètes : en l’absence de vote de la loi de finances, les dispositions réglementaires exceptionnelles ne s’appliquent plus. Cela concerne également l’exonération de charges et d’impôts lors des paiements des pourboires par carte bleue – les paiements en espèces échappant par essence à toute forme de contrôle. En l’absence de nouvelle règle, c’est donc la loi qui s’applique depuis le 1er janvier 2025 : les pourboires perçus par carte bleue sont donc fiscalisés et relèvent de l’impôt sur le revenu. Ce changement de dogme pourrait ne pas durer, et les dispositions en vigueur depuis 2022 pourraient bien être à nouveau à l’ordre du jour dans la nouvelle loi de finances. En attendant, la prudence s’impose.

Le sujet est brûlant, car certains chefs ont fait le constat d’une augmentation significative du montant des pourboires depuis les mesures d’exonération. « Depuis la défiscalisation, les pourboires ont pris quasiment 40%. Ça marche super bien, et sans incitation sur le TPE [le terminal de paiement] », explique ce jeune chef étoilé parisien.

Laisser libre, suggérer ou imposer
Dans la majorité des restaurants gastronomiques interrogés, le pourboire est en effet laissé à la libre appréciation du client. Cependant, on voit poindre dans d’autres segments de la restauration – du coffee shop à la brasserie – des suggestions de pourcentages au moment du paiement par carte bancaire. Cette fonctionnalité coïncide avec l’installation de nouveaux terminaux de paiement, qui au-delà des fonctions de caisse, vont jusqu’à la gestion des réservations et de la relation client. Ces outils « intelligents » peuvent être paramétrés pour proposer plusieurs pourcentages de pourboires au moment où le client va composer son code de carte bleue. Libre à lui de décliner, mais cela marque une évolution des mentalités chez les restaurateurs.
Autre option : l’imposition d’un pourcentage dédié au service sur l’addition, constaté en haute gastronomie essentiellement dans les palaces. Mais ce pourcentage imposé d’office sur l’addition ne fait pas que des adeptes chez les chefs, à la fois pour des raisons philosophiques et par crainte que ces montants finissent à terme par être fiscalisés. « Le pourboire, j’ai toujours trouvé ça beau et magique quand c’est la volonté du client. Cela montre qu’il est content du service », estime cette figure triplement étoilée. « À partir du moment où l’on propose au client de laisser de l’argent, ce n’est plus un cadeau. C’est parce que c’est un don qu’il n’est pas fiscalisé. » Il déplore l’apparition d’un système « à l’américaine » dans l’Hexagone : « Aux États-Unis, c’est leur seule rémunération. En France, on a déjà un salaire fixe. Le pourboire est du bonus. C’est une manière pour les serveurs d’améliorer leurs fins de mois. »

Vers un partage équitable entre salle et cuisine
Comment répartir les pourboires collectés – en liquide ou par carte bancaire ? Bon nombre de chefs propriétaires de la jeune génération nous ont déclaré avoir mis en place dès l’ouverture de leur établissement une politique de répartition universelle des pourboires. La tendance est donc au partage équitable entre toutes les personnes de l’équipe présente lors du service. Pour ce jeune chef récemment installé après un parcours dans des maisons multi-étoilées, c’était même une évidence : « Ces sujets peuvent créer des conflits. Chez moi, un employé égale une part. C’est idéal en matière de cohésion d’équipe. » Il s’est en cela inspiré de son ancien chef, figure du secteur et précurseur en la matière. « Mettre tout le monde sur un pied d’égalité, c’est ce que j’ai connu de mieux comme système ».

Il en va de même pour le jeune chef étoilé de la scène parisienne : « Le pourboire est partagé à parts égales entre toute l’équipe, y compris les stagiaires mais hors chef. Un stagiaire équivaut au directeur de salle. C’est hyper important pour moi que toutes les personnes qui sont présentes touchent à parts égales. Et ils se gèrent tous seuls. »
Les prochaines semaines seront donc décisives : l’exonération des charges sur les pourboires avait vocation à rendre les métiers de la restauration plus attractifs. Sa disparition pourrait avoir des conséquences majeures sur la stabilité des effectifs en 2025.

Franck Trouet

Délégué général du Groupement des Hôtelleries & Restaurations de France (GHR)

Quelle est la définition du pourboire ?
Franck Trouet : Les pourboires ont toujours existé dans la profession. Traditionnellement, c’était la petite pièce laissée – ou même le billet. Mais, parfois, le pourboire, c’est le salaire. La loi Godard consiste à ajouter un pourcentage à l’addition – souvent 15% de service. Cela s’appelle un pourboire. Je distingue donc le premier, qui est un « super pourboire » que

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donne le client à la fin du repas quand il est satisfait, et le second. Le débat actuel entre les juristes est d’arriver à distinguer les deux, pour pouvoir maintenir un principe d’exonération de charges sociales et fiscales pour les « super pourboires. »

Comment a évolué la question du pourboire ces dernières années ?
F.T. : Au fil des années, la profession a constaté que les clients payant de plus en plus en carte bleue, il y avait de moins en moins de pourboires. Faisant ce constat, beaucoup de professionnels ont commencé à accepter les pourboires par carte bancaire.

Quelle en est la conséquence ?
F.T. : Avant la décision du Président Macron en 2021 et la loi de finances 2022, dès lors que le montant des pourboires était connu par l’employeur – ce qui est automatiquement le cas avec un paiement en carte bancaire – les pourboires devaient être déclarés en tant que salaire et devaient supporter charges sociales et charges fiscales. Emmanuel Macron a fait le choix de tolérer le fait que les pourboires puissent passer entre les mains de l’employeur, notamment lors de paiements par carte bancaire, et que l’employeur puisse les reverser à ses salariés sans qu’il y ait de charges sociales, fiscales ni d’impôt. La nouvelle loi de finances devait maintenir cette exonération, mais comme elle n’a pas été votée, la tolérance est suspendue.

Quels sont les avantages de cette exonération ?
F.T. : Elle présente deux avantages. Tout d’abord, d’inciter les clients à remettre des pourboires aux salariés s’ils sont contents du service. Et d’autre part, lorsque les pourboires sont déclarés dans ce cadre, ce n’est pas considéré comme du salaire en tant que tel et ce n’est pas imposé. Mais le fait de le déclarer en fait une capacité de financement supplémentaire, qui est officialisée. Prenons un exemple : pour un salaire de 2 000 € mensuel. Quand 200 € de pourboire viennent s’y ajouter tous les mois, vous avez une capacité de paiement officiellement plus importante, lorsque vous négociez un prêt ou lorsque vous cherchez un appartement à la location.

De plus en plus de restaurateurs font le choix de partager les pourboires entre salle et cuisine. Or la loi Godard prévoit spécifiquement que les pourboires soient destinés « au personnel en contact avec la clientèle ». Quelle est votre analyse ?
F.T. : À ce jour, l’exonération de charges sociales, fiscales et d’impôt ne concerne en effet que les salariés qui touchent des pourboires parce qu’ils sont en contact direct avec la clientèle. Mais c’est un vrai sujet, qui mérite d’être dépoussiéré, parce que cette loi date du début du XXe siècle. Nous n’avons plus la même conception de la cuisine aujourd’hui. Il y a énormément de cuisines ouvertes, voire même des restaurants où l’on mange autour de la cuisine, sur un comptoir. Le cuisinier est donc en contact avec la clientèle. Donc, il aurait légitimement le droit au pourboire.

Que pensez-vous d’une pratique adaptée de celle en vigueur dans les pays anglo-saxons, et qui consiste à appliquer un pourcentage sur l’addition – pourcentage ensuite versé au titre de pourboire ?
F.T. : On est alors dans un système d’inspiration américaine. Mais qui se fait rattraper par le droit français. Dans ce cas, il ne s’agit pas de « super pourboires » que l’on collecte, mais de pourboires qui doivent être déclarés. Si l’on veut avoir une politique pro-pourboire dans un hôtel, un café ou un restaurant, il faut très sérieusement réfléchir à l’objectif et au régime à adopter. C’est très intéressant de le faire, car cela participe inévitablement à l’attractivité des métiers. Et c’est nécessaire en ce moment, car le secteur manque toujours de bras malgré le ralentissement de l’activité. Mais encore une fois, cela doit être mis en place avec beaucoup de sérieux. Et c’est à ce titre, d’ailleurs, que des organisations comme la nôtre proposent à leurs membres des conseils en droits sociaux.

En l’absence d’exonération, quelle est votre recommandation ?
F.T. : Notre recommandation est claire : si vous n’entendez pas déclarer les pourboires de vos salariés, nous déconseillons d’accepter les pourboires payés par carte bancaire. Et ce tant que n’aura pas été inscrit de nouveau dans une loi de finances le principe d’exonération. Dans l’intervalle, si vous ne voulez pas avoir à supporter de charges sociales sur les pourboires de vos salariés, évitez d’inciter les clients à en verser par carte bancaire.

Êtes-vous néanmoins optimiste quant à l’inscription de l’exonération de la nouvelle loi de finances, qui est actuellement attendue ?
F.T. : Nous sommes assez optimistes, mais nous aussi légalistes. Nous attendons donc les premières actions de la ministre en la matière.

Aude Milliat-Frèrejean,

avocate associée – Hermitage Avocats

Les dispositions légales et réglementaires, s’agissant des pourboires, sont (une fois n’est pas coutume !) peu nombreuses.

La seule typologie de pourboires évoquée dans le Code du travail est le pourboire « au titre du service » correspondant aux

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sommes collectées par l’employeur, les dispositions légales considérant par ailleurs que ces pourboires sont pris en compte dans l’appréciation du respect, par l’employeur, du Smic et des minima conventionnels.

Le Code du travail, de manière assez logique, n’évoque en revanche nullement le pourboire plus traditionnel, à savoir celui remis directement par le client à un salarié. Il est toutefois à noter qu’il existe, dans le Code de la Sécurité sociale (L241-7), une disposition, en pratique, peu appliquée, à savoir « l’assuré est tenu de verser entre les mains de l’employeur sa contribution sur les sommes perçues par lui directement ou par l’entremise d’un tiers à titre de pourboires ».

Enfin, le Code du travail précise que le non-respect des dispositions légales et réglementaires relatives aux pourboires peut être puni d’une amende (contravention de 3e classe).

Il existe effectivement des obligations à la charge de l’employeur, en cas de pourboires « au titre du service ». Notamment, l’employeur doit les verser intégralement et mensuellement au personnel en contact avec la clientèle.

Autrement dit, l’employeur ne peut :
• Intégrer dans le versement de ces pourboires des salariés qui ne sont pas en contact avec la clientèle.
• Se réserver une partie de ces pourboires.

L’employeur est en outre tenu de justifier de l’encaissement et de la remise de ces pourboires à son personnel.
Enfin, les modalités de justification évoquées ci-dessus, les catégories de personnel considérées comme étant « en contact avec la clientèle » et les modalités de répartition des pourboires « au titre du service » devraient, en application des dispositions réglementaires, être déterminées par les conventions collectives ou par décret en Conseil d’État, sachant que de telles dispositions n’existent, pour les hôtels, cafés, restaurants, que pour la ville de Paris et le département du Var.
S’agissant des bonnes pratiques, elles résultent bien souvent d’usages (coutumes non écrites) et ont évidemment vocation à poser un cadre permettant d’apporter de la transparence et, en conséquence, de limiter les incompréhensions et frustrations.
Comme indiqué précédemment, les pourboires « au titre du service » doivent être exclusivement distribués aux salariés en contact avec la clientèle. Les personnels de cuisine ne sont donc pas bénéficiaires de ces pourboires.

Concernant les pourboires plus traditionnels (remis directement par le client), qui ne sont, pour rappel, pas réglementés, rien n’empêche d’intégrer, dans les bénéficiaires, les personnels de cuisine. Toutefois, dans la mesure où ce personnel de cuisine n’a a priori pas de contact direct avec la clientèle, une telle pratique nécessite l’existence d’un usage actant d’une mise en commun des pourboires et fixant par conséquent des règles en matière de bénéficiaires et de répartition.

La dématérialisation d’une partie des pourboires a, compte tenu du nombre croissant de règlements par carte bancaire, et d’après certains propos rapportés par les médias, augmenté le montant des pourboires pour les bénéficiaires. L’effet pratique, facilitant – et par conséquent incitatif – du pourboire dématérialisé est donc clair.

Pour rappel, un dispositif temporaire d’exonération sociale et fiscale des pourboires, sous conditions, a été mis en place suite à la crise sanitaire, à compter du 1er janvier 2022 et a pris fin le 31 décembre 2024. Ainsi, depuis le 1er janvier 2025, les pourboires, plus particulièrement ceux versés par carte bancaire, sont donc soumis à charges sociales et à impôt sur le revenu.

Toutefois, lors de l’examen du Projet de loi de finances (PLF) pour 2025, un amendement décidant de la prolongation des exonérations sociales et fiscales des pourboires jusqu’à la fin de l’année 2025 a été adopté. Il n’est donc pas exclu que cette prolongation soit reprise par le futur PLF et ceci, le cas échéant, de manière rétroactive.

S’agissant enfin des pourboires plus traditionnels, ils sont évidemment et en tout état de cause moins impactés, dans la mesure où étant remis directement au salarié par le client, leur traçabilité par l’employeur ainsi que par les organismes sociaux et fiscaux est naturellement fortement limitée.

Dans cette période d’incertitude fiscale et alors que le système qui prévalait depuis 2022 n’a plus cours depuis le 1er janvier 2025 – du moins à l’instant où nous écrivons ces lignes – nous avons donc fait le choix d’anonymiser les témoignages des chefs qui ont partagé leur expérience, ceux-ci nous ayant détaillé le mode opératoire propre à leur établissement avant le 31 décembre 2024.
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